POSTFACE
J’écrivais Miso Soup, et j’en étais à l’épisode du massacre dans le club de rencontres de Kabukichô, lorsqu’à éclaté l’affaire de l’arrondissement Sumaku de Kobe[7]. Ensuite, vers la fin du feuilleton, au moment où Frank confesse l’histoire de sa vie à Kenji, j’ai appris l’arrestation d’un adolescent de quatorze ans soupçonné d’être l’auteur de ce meurtre.
Imagination et réalité se sont livré bataille en moi tandis que j’écrivais la scène de la confession de Frank, à la fin du roman. La réalité tentait de miner mon imagination, et mon imagination essayait de venir à bout de la réalité. Depuis vingt-deux ans que j’écris des romans, c’était la première fois que cela m’arrivait. J’ai trouvé cela triste et déplaisant, mais pas parce que je pensais que la réalité dépassait la fiction. Je n’ai pas ce fantasme du roman qui surpasserait la réalité et je ne crois pas non plus que les romans prédisent l’avenir. Un roman intègre simplement dans le cours de son développement certaines informations, comme un texte ou un portrait conçu par ordinateur.
Longtemps après que le système de « cicatrisation » collectif a cessé de fonctionner, les consciences individuelles continuent à hurler en silence. Si la mission de la littérature est de traduire ces cris-là, je dois m’attendre à ce que mon imagination subisse de nouvelles épreuves. C’est cela que je trouve à la fois triste et contrariant.
Yomiuri Shimbun du 12 août.
Cependant, cette « mise à l’épreuve de mon imagination » n’est pas l’unique raison de ma lassitude et de mon dégoût. Le fait est que j’ai beau écrire roman sur roman, je n’arrive pas à suivre la réalité de l’effondrement de la société japonaise. Dans la postface de Piercing, j’avais déjà écrit : « Le roman est une traduction. » La littérature consiste à traduire les cris et les chuchotements de ceux qui suffoquent, privés de mots. Mais l’effondrement de la société japonaise ces dernières années est par trop frappant ; qui plus est, immanquablement drapé dans de « fâcheux incidents », il se situe à un niveau extrêmement bas, sans rapport aucun avec la religion, la pensée, la philosophie ou l’histoire de notre pays.
En écrivant ce roman, je me suis senti dans la position de celui qui se voit confier le soin de traiter seul les ordures. Une dégénérescence terrible est en cours, et elle ne contient pas la moindre graine d’épanouissement. J’ai l’impression d’observer des organismes vivants en train de mourir lentement à l’intérieur d’une pièce aseptisée.
Tout cela m’écœure déjà, mais je suis persuadé que, loin de s’arrêter, la décadence ne fera que s’accélérer tandis que se renforceront des phénomènes d’ordre réactionnaire et régressif.
MURAKAMI RYU
Début d’automne 1997